Y a-t-il une origine historique spécifique aux retraites aux flambeaux dans le contexte de la commémoration de l'abolition de l'esclavage en Martinique ?
Oui, la retraite aux flambeaux a bien une origine historique. Après l’abolition de l’esclavage, les hommes politiques, pour célébrer leur victoire électorale, invitaient souvent leurs partisans à une retraite aux flambeaux. En effet, il s’agissait pour ces organisations politiques et aussi syndicales de faire le lien entre leurs actions et les révoltes d’esclaves. À la Martinique, par le passé, la marche aux flambeaux a été utilisée pour accompagner les nuits de manifestations et de revendications. Ces marches ont été organisées pour la reconnaissance de la date du 22 mai 1848 comme fait historique martiniquais, un jour chômé et payé.
Quel symbolisme particulier se cache derrière l'utilisation des flambeaux lors de ces marches commémoratives ?
Par la symbolique du flambeau s’affirment la détermination et la force d’un groupe uni qui va marcher vers un lieu pour exprimer sa revendication. À l’époque de l’esclavage, ce groupe se dirigeait vers la maison du propriétaire de l’habitation. On peut citer, par exemple, l’événement du 22 mai 1848, lorsqu’à l’approche de l’abolition officielle de l’esclavage le 23 mai, les esclaves révoltés, munis probablement de leurs flambeaux, incendièrent des maisons dans la ville. Les insurgés avaient besoin de flambeaux pour éclairer leur route dans la nuit. Pour des personnes en colère, disposer d’un moyen permettant de mettre le feu aux habitations s’avérait à cette époque être une arme redoutable. Avant l’abolition de l’esclavage, lors des nuits de révolte, chaque esclave devait tenir à la main son flambeau et marcher. L’histoire de la Martinique ne s’est pas arrêtée le 22 mai 1848. Une continuité dans la discontinuité s’est opérée dans notre société, avec de grands bouleversements économiques, sociaux, politiques et même migratoires. Après avoir revendiqué et obtenu officiellement la citoyenneté française en 1848, un long chemin pour la reconnaissance, fait de revendications, a commencé. On peut dire que les revendications de la société martiniquaise d’aujourd’hui sont différentes de celles des esclaves. Toutefois, la symbolique de la marche aux flambeaux inscrit les marcheurs dans une tradition de lutte qui légitime leur action en l’inscrivant dans l’histoire.
Quel est l'objectif principal des retraites aux flambeaux lors de la commémoration du 22 mai ? Quel message cherche-t-on à transmettre ?
Il existe deux formes de retraites aux flambeaux à cette période en Martinique. D’un côté, celles des organisations panafricanistes, sur la thématique de la réparation, comme le fait le MIR1 chaque année dans son convoi pour la réparation. D’un autre côté, celles organisées par l’Église catholique, notamment dans la paroisse de Rivière-Salée depuis plusieurs années, ainsi qu’à la cathédrale avec le père Jean-Michel Monconthour. L’objectif des retraites aux flambeaux pour commémorer le 22 mai en Église est de célébrer la liberté conquise par les esclaves, qui doit être conservée à la lumière de l’Évangile. Il s’agit également de montrer la force et la détermination d’une Église locale en marche vers le Royaume. C’est une communauté rassemblée par la foi en Jésus-Christ, qui regarde en vérité son histoire et puise dans la résurrection de son Sauveur la force de lutter aujourd’hui pour la justice, la liberté et la réconciliation. Le message transmis par les commémorations du 22 mai en Église est qu’une communauté rassemblée autour de la Parole de Dieu et unie par cette même Parole est toujours plus forte. C’est à cette condition qu’elle pourra mieux accompagner la société à se construire de manière pacifique et juste.
Perçoit-on une dimension culturelle et communautaire forte dans ces retraites aux flambeaux ?
Le flambeau, ou sèbi2 en créole, accompagnait les activités nocturnes de générations de Martiniquais. Il servait également de moyen d’éclairage pour les révoltés contre le système, lors de leurs marches et actions. Aujourd’hui, la retraite aux flambeaux est vécue par les chrétiens autrement que sous la forme du travail. Même s’il existe chez le chrétien une indignation devant les injustices du monde, la violence n’a pas sa place dans ces retraites aux flambeaux. Elles prennent en compte un élément historique et culturel martiniquais, utilisé pour s’éclairer dans une dynamique de rassemblement, à la lumière des flammes des sèbi. Le flambeau produit une flamme qui rassemble et éclaire dans la nuit.
Comment favorisent-elles le lien social et la transmission des valeurs ?
Créer du lien social à partir des questions mémorielles demeure. Le 22 mai, bien qu’il concerne officiellement toute la société martiniquaise, n’a jamais fait l’unanimité dans toutes les composantes de la population, qui, depuis 1848, a beaucoup évolué. En Martinique, il existe des divisions et des réticences sur la date qui pourrait faire consensus. Mais, de son côté, la marche aux flambeaux peut favoriser le lien social dans notre pays. Si, dans une large concertation, les revendications pour lesquelles la population serait prête à marcher parviennent à articuler un dépassement de l’histoire douloureuse de l’esclavage et un devoir de vérité sur ses conséquences aujourd’hui, alors le lien social pourra se renforcer. Il faudrait arrêter de marcher dans la division ou contre une partie de nous-mêmes. Le lien social est possible si toutes les composantes de la société martiniquaise, dans un projet commun, acceptent de marcher ensemble lorsqu’il faut faire face à l’adversité qui met en jeu le bien commun.
Cette année 2025, les retraites aux flambeaux conservent-elles toute leur actualité et leur importance ? Pour quelles raisons ?
En cette année 2025, les retraites aux flambeaux conservent toute leur actualité, dans la mesure où la société martiniquaise n’est pas encore guérie des blessures de son histoire de l’esclavage. Trouver des occasions en Martinique de se rassembler, de marcher et de communier ensemble autour de justes causes s’avère indispensable pour mieux se connaître et sortir de la méfiance et du soupçon collectif. Mais cette démarche n’est malheureusement pas partagée par tous. Il y a ceux dont l’intérêt politique est d’entretenir la blessure historique de l’esclavage, toujours ouverte. Impuissants à proposer aux Martiniquais des solutions concrètes à leurs problèmes sociaux et économiques, ils s’efforcent de ne voir les solutions de la société martiniquaise qu’uniquement sous le prisme racial. D’où l’importance de la symbolique des flambeaux, qui réunissent leur flamme pour produire plus de lumière, afin de ne pas s’égarer sur les causes et les solutions.
Diriez-vous que ces retraites aux flambeaux sont des actes forts de mémoire, de partage intergénérationnel et d’affirmation identitaire pour le peuple martiniquais ?
Les retraites aux flambeaux sont effectivement des actes de mémoire forts, qui relient les démarches de revendication sociale, politique et culturelle d’aujourd’hui à celles du passé. Si le contenu du message actuel est différent, la méthode est une manière de convoquer le passé dans le présent. Les générations d’hier avaient une pratique habituelle du flambeau ou sèbi pour leurs besoins quotidiens : il fallait s’éclairer sur la route la nuit, ou encore il s’avérait utile pour les travaux ou distractions nocturnes. Dans un pays où l’électricité est aujourd’hui accessible à tous, les militants politiques et culturels ont redonné au flambeau sa place de symbole, porteur de lumière pour éclairer les choix d’un peuple à travers l’histoire. Dans une perspective de transmission transgénérationnelle, cette vision de la traversée de l’histoire d’une communauté de destin, la thématique du flambeau qui éclaire rejoint la nouvelle génération. Dans un passage de témoin dont l’objet à transmettre est la flamme du flambeau, la jeune génération devra, dans son identité, assumer l’héritage historique, culturel et symbolique du flambeau cher aux yeux de la génération précédente, qui lui a donné un sens nouveau. Il s’agit d’un élément du patrimoine martiniquais, qui s’inscrit dans une pratique traditionnelle et qui, légitimement, peut s’inscrire parmi les éléments de l’identité martiniquaise. Sur le plan pastoral, le flambeau ou sèbi est un symbole de la lumière qui accompagne un peuple en marche. Celui-ci avance sur les chemins du monde à la lumière de sa conscience, pour bien guider ses choix dans l’histoire. C’est une idée qui rejoint le message chrétien, qui, dans sa vision du Christ, peut voir en lui le Flambeau des flambeaux, qui éclaire par la foi celui qui croit en lui. Jésus le Christ est le Flambeau qu’aucune rafale de vent, qu’aucun manque de pétrole, qu’aucune pluie ne peut éteindre. Il est le Flambeau dont aucun mal ne peut éteindre la flamme dans le coeur de ceux qui l’ont reçu. En matière d’identité, les chrétiens martiniquais peuvent dire que Jésus-Christ est notre seul Flambeau, lui dont la flamme brûle toujours sans jamais se consumer. C’est lui qui éclaire nos vies, et nous voulons le faire connaître.
Père Benjamin François-Haugrin Curé de la communauté de paroisses de Bellevue et de Schoelcher (5 mai 2025) ■
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